Le 23 décembre 1937, les cornes de brume du paquebot Normandie déchirent l’air d’Ellis Island, avant-port de New York où tant d’immigrés ont débarqué.
Ce n’est pas le premier voyage du Normandie (il a eu lieu le 29 mai 1935) mais pourtant, les habitués du port qui en ont pourtant vu d’autres ne peuvent s’empêcher de stopper leur travail et de jeter un regard vers ce roi des mers. Il vient d’ailleurs de reprendre récemment le convoité « Ruban bleu » récompensant le navire le plus rapide sur la traversée de l’Atlantique.
Emergeant des entreponts, une femme descend la passerelle et se soumet aux formalités d’immigration.
Elle remet alors son passeport numéroté QIV 2850 obtenu à Strasbourg le 12 août 1937, déclare aux employés se nommer Henriette Collin, être âgée de 69 ans, être née à Echenay (52), être femme au foyer, savoir lire et écrire mais ne parlant que français et se rendre chez sa fille, Mrs Von Rueden domiciliée 1914 Prospect Avenue à St Paul dans le Minnesota. Pointilleux, les douaniers prennent quelques notes, indiquent qu’elle mesure 5 feet 6 inches (soit environ 1,68m), qu’elle est de race blanche et a les cheveux blancs et les yeux bleus.
Mais pour savoir pourquoi Henriette vient aux Etats Unis, il va falloir remonter le temps !
Le 18 décembre 1868, Alexis Maur (parfois orthographié Mohr ou Maure suivant les documents), berger communal à Echenay, vient à la mairie du village déclarer la naissance de Charlotte Henriette Catherine sa fille, née de son épouse Hortense Sancier. Le maire Sylvestre Hurlier enregistre la naissance en présence de Joseph-Edmond Landéville, l’instituteur du lieu et d’Isidore Marangé, cultivateur, ces deux témoins non-parents.
Quelques années plus tôt était né le 8 mars 1861 à Baudignécourt (55) Ludovic Adrien Burton, fils de Constant Burton, manouvrier, et de Marie Bourlier son épouse. Baudignécourt, à mi-chemin entre Houdelaincourt et Demange aux Eaux, n’est distant que d’environ 25 kms d’Echenay.
Il était écrit que ces deux-là devaient se rencontrer… Ils se marièrent à Effincourt (52) le 30 juillet 1887.
L’union était déjà consommée et le 22 février 1888, Augustine Marie Julia nait à Thonnance Les Joinville (52) du couple formé par Ludovic et Henriette. Ludovic est devenu mouleur, la région étant alors riche en fonderies et autres activités métallurgiques.
Quatre années plus tard, le 5 novembre 1892, naitra sur les bords de Marne à Gourzon (52) Marie Clémence Burton, du même couple. Ludovic est toujours mouleur et sans doute a-t-il trouvé là un travail un tout petit peu mieux rémunéré.
En mai 1897, le couple part s’installer à Villerupt en Meurthe et Moselle (54) sans doute à la recherche d’une vie meilleure (info fiche matricule de Ludovic). Mais la vie de couple n’est pas un long fleuve tranquille…
J’ai retrouvé Ludovic seul à Foug (54) en 1911. Il est toujours mouleur et vit comme pensionnaire dans un hôtel de l’avenue de la fonderie tenu par Théophile Hu. Eloignement professionnel momentané ou séparation, qu’advient-il de leur relation ? ...
Henriette, elle, est restée à Villerupt. Elle est servante rue Joseph Ferry chez Jules Collin, mouleur également (né le 4 janvier 1877 à Pont à Mousson (54)). Il vit avec son frère cadet Henri (°1887 Pont à Mousson) et les deux hommes vivent seuls. Jules a 9 ans de moins qu’elle et une relation s’installe entre eux.
La guerre de 14 / 18 passe… Jules Collin avait été exempté en 1898 pour « rétention permanente de l’annulaire droit avec déformation de la main » mais il fut quand même jugé apte en février 1917, la « machine à broyer » ayant besoin de soldats. Sa résidence étant « présumée envahie » (!!), il ne fut « pas touché par son ordre d’appel » ni par « un ordre de route » et échappa ainsi à la grande boucherie. Notons que 1919 le verra replacé dans sa situation d’exempté.
L’histoire pourrait en rester là mais c’est par Marie Clémence Burton, la cadette du couple Burton / Maur, que cette saga familiale va prendre forme. Flash-back…
En 1917, les Etats-Unis d’Amérique entrent en guerre à nos côtés contre l’Allemagne. A des milliers de kilomètres de la Haute-Marne et de la Meurthe & Moselle, un jeune homme de 26 ans se présente au bureau de mobilisation de sa circonscription.
Il se nomme Joseph William Von Rueden, est né à Faribault, petite bourgade au sud de Minneapolis le 5 avril 1891. Fils d’émigrés allemands (ironie de la situation !), il est de taille moyenne, plutôt fin, avec des yeux marrons et des cheveux bruns. Il déclare en outre être fermier et travailler pour ses frères.
Comme des centaines de milliers d’autres, il débarque en France quelques semaines plus tard et se retrouve certainement dans la région de Chaumont (52) où l’armée américaine a implanté son quartier général.
En 1919, il se trouve dans le secteur de Thiaucourt en Meurthe et Moselle. La guerre a pris fin mais elle n’est pas terminée pour Joseph. Il a été versé au « Graves Registration Service », structure militaire US nouvellement créée (et qui perdurera sous ce nom jusqu’en 1991) et dont le rôle sera de gérer l’identification des militaires retrouvés décédés au combat, d’enterrer décemment les victimes sur le sol français ou de faire rapatrier leurs dépouilles aux USA.
Joseph W Von Rueden et Marie Clémence Burton la cadette se fréquentent-ils durant cette période ? C’est plus que probable !
Toujours est-il qu’en été 1920, rentré aux Etats-Unis, Joseph pense toujours à Marie Clémence. Dès le 26 août, il fait une demande de passeport pour la France. Le motif ?... « Get married » (se marier) !!!
Le 18 septembre 1920, il quitte New-York et son pays à bord du « SS Léviathan », direction la France et Marie… Son passeport est valable 6 mois, au terme desquels il doit revenir aux States.
Le 28 mars 1923, le « SS Georges Washington » s’amarre aux quais de New-York après un périple qui l’a mené de Breme (D) à NY, en passant par Cherbourg et Southampton (GB). A son bord, Joseph et Marie Burton devenue Mrs Von Rueden ; elle a 30 ans, déclare que sa dernière résidence en France est Bouillonville (54), que sa mère Mme Collin habite 23 rue Nicou à Piennes (54) (Henriette a donc changé de nom, ce que confirme le recensement de Landres (54) en 1921 et où habitent ensemble sa sœur ainée Julia et son mari ainsi que Jules Collin et Henriette, qualifiés de beau-père et belle-mère !). Elle déclare se rendre chez elle avec son mari, à Glenwood City dans le Wisconsin où ils habitent. Fidèles à leurs habitudes tatillonnes, les agents de l’immigration notent qu’elle n’est ni polygame ni anarchiste (si elle l’était, elle l’aurait dit bien sûr !!!), qu’elle est en bonne santé physique et mentale, qu’elle mesure 1,60m et qu’elle est blanche aux yeux et cheveux bruns.
Quelques années plus tard, le recensement de 1930 indiquera que le couple habite désormais St Paul City, comté de Ramsey, banlieue de Minneapolis. Joseph est dorénavant chauffeur de bus à la Motor Bus Co et Marie femme au foyer. Si le couple ne semble pas avoir d’enfants, ils hébergent néanmoins une pensionnaire (boarder), Tillie Boden, âgée de 30 ans.
Dans cette Amérique profonde, Marie Clémence s’ennuie-t-elle de la France et de sa famille ? Je ne saurais dire mais il est certain qu’elle a revu plusieurs membres de sa famille et qu’elle les a accueillis chez elle. Ainsi, dès le mois de décembre 1923, sa sœur Julia et son beau-frère Camille Marchal viennent lui rendre visite. Ils ont pour cela emprunté le SS Majestic au départ de Cherbourg.
Julia est, nous l’avons vu, sa sœur ainée. Le 19 mai 1907, elle avait épousé à Villerupt (54) Camille Marchal, ouvrier de fonderie (l’immigration notera « smith » soit forgeron), garçon né à Pierrepont (54). En 1911, ils habitaient la cité de la butte à Villerupt et ils semblent alors habiter Landres (54).
On imagine les retrouvailles et les discussions qui s’ensuivirent… Marie Clémence leur vante-t-elle la vie dans son nouveau pays ou bien le couple Marchal est-il subjugué par celui-ci ? Quoi qu’il en soit, l’idée de vivre aux Etats-Unis germe dans leurs têtes et l’on retrouve le couple habitant St Paul, 200 Glencoe Street en 1926. Les 2 sœurs sont donc réunies mais pour peu de temps car un an plus tard, Camille et Julia habitent au 202 Hicks Street à Brooklyn (New York).
Mais ces deux-là ont encore la bougeotte ! Le 23 décembre 1930, Camille déclare à l’administration militaire travailler à la construction du barrage des Zardézas en Algérie (ce qui implique qu’il n’a pas demandé la naturalisation américaine !). Les travaux de ce barrage, conçu pour alimenter la région de Philippeville et irriguer les plaines environnantes, débutent effectivement en 1930 et se termineront par sa mise en eau en 1945. Camille y est encore présent en 1932 mais je perds ensuite sa trace puisqu’il est libéré des obligations militaires en 1934. Que de chemin parcouru pour Julia depuis sa naissance à Thonnance-Les-Joinville !!
Comme on l’a aperçu au début de cette histoire sa maman, la fameuse Henriette, viendra lui rendre visite en décembre 1937. Était-ce la première fois ou parce que le 24 novembre 1937, âgée de 45 ans, Marie Clémence avait demandé et obtenu semble-t-il la nationalité américaine ? Quelques jours plus tard donc, Henriette débarquait à NY. A cette occasion, elle déclarait aux services d’immigration avoir l’intention de devenir citoyenne américaine et d’y résider de façon permanente. Y resta-t-elle quelque temps ?... A voir !
Le recensement de 1940 de St Peter, comté de Nicollet, non loin de Minneapolis, fait apparaitre une Henrietta Collin née en France et âgée de 68 ans (mais peut-être y a-t-il eu confusion entre son âge et son année de naissance) ce qui pourrait correspondre. Mais, et c’est plus embêtant, cette Henrietta(e) est hospitalisée dans les services des « femmes psychopathiques » (Womens Psychopatic). Est-ce notre Henriette ?...
World War 2 : Les japonais passent par Pearl Harbour, l’Amérique s’engage dans le conflit et l’année 1942 verra Joseph Von Rueden repasser par le bureau de mobilisation. Il a alors 51 ans. Il est très probable qu’il ne partit pas. Le bordereau qu’on lui remet alors concerne les hommes nés entre avril 1877 et février 1897 ce qui le place certainement dans ce qu’on appelle chez nous l’armée territoriale.
L’histoire de tous ces protagonistes se brouillera ensuite faute de documents en ligne et/ou pour raisons de délais de communication et de confidentialité.
Joseph William Von Rueden s’éteindra le 24 mai 1968. Marie Clémence, sa petite française, le rejoindra 8 ans plus tard le 26 janvier 1976. Tous deux seront inhumés au cimetière national de Fort Snelling, Minneapolis, Hennepin County, Minnesota.
Sa sœur Julia était décédée le 27 mars 1945 à Chamouillay (52).
Et Henriette me direz-vous ?... Eh bien, elle mourra le 20 avril 1955 à Pont à Mousson (54). Son rêve américain n’aura eu lieu que partiellement… Et j’ignore ce qu’est devenu Jules Collin.
A cheval entre deux mondes, quelles impressions ont-ils tous gardé de leurs séjours aux Etats-Unis et de leurs voyages transatlantiques ? La Haute-Marne et la Meurthe et Moselle de cette première partie du XXeme siècle étaient à des années-lumière de New-York, du Minnesota ou de l’Algérie coloniale. Tous ont connu les maisons de pierres de Haute-Marne au sol en terre battue, les cités ouvrières de M&M et les buildings New-Yorkais, les intérieurs « ouvriers » et les salons luxueux des paquebots même s’ils ne les ont aperçus qu’au travers des portes des coursives entre-ouvertes, l’immensité de l’Atlantique Nord et les petites rivières à truites de leur pays natal…
Retracer la vie d’Henriette et de Marie Clémence a été particulièrement délicat, celle d’Henriette notamment. Découverte par hasard, sa venue à New-York en 1937 éveilla mon attention puisqu’elle déclarait être née à Echenay, sans précision de son nom de jeune fille et alors qu’elle se présentait sous son deuxième nom de femme, ce que j’ignorais alors. Mais une épinceloise à NY, il fallait que j’en sache plus et il m’a fallu plusieurs semaines pour mettre en place les pièces du puzzle !
Henriette, « l’épinceloise insaisissable », ses filles et ses deux époux ne sont pas de ma famille mais l’histoire méritait vraiment d’être retracée et je ne regrette pas d’avoir pris le temps nécessaire !
Sources :
AD 08, AD 52, AD 54, AD 55, AD57 et AD88
Familysearch
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Et de nombreux autres sites annexes